Le
Danube, fleuve-dieu (Istros pour les Grecs, Danubius pour les Latins). Ses 2.888 km (ou 2848 km, selon qu'on considère que ses sources sont localisées dans la commune de Donaueschingen ou dans celle de Furtwangen, ces dernières se disputant toujours farouchement cette prérogative). Près de trois mille ans d'histoire attestée (les Grecs le remontaient déjà au VIIe siècle av. J.-C., depuis la mer Noire). Mémoire vivante de la mosaïque inextricable des peuples de l'Europe centrale et des Balkans, cours d'eau emblématique du mythe d'une harmonie possible entre les dix pays qu'il traverse - huit à l'époque de la rédaction du livre, achevé en 1986, avant la chute du Mur et l'implosion de l'ex-Yougoslavie. Un bassin colossal (817.000 km²), deux cents milliards de mètres cubes d'eau déversés chaque année dans la mer Noire…
L'entreprise littéraire titanesque que
Claudio Magris, essayiste et romancier, germaniste reconnu très attaché à l'apport légué par la Mitteleuropa, consacre au "fleuve des superlatifs", relève elle-aussi du prodige. Inclassable et irréductible comme son modèle grandeur nature,
DANUBE, à la fois récit de voyage et de rencontres, exercice d'autofiction et recueil de méditations personnelles, vogue libre dans l'espace littéraire, générant en permanence divagations savoureuses et digressions savantes entre histoire et géographie, hydrologie et cabotage, civilisations et géopolitique, histoire des idées, art et architecture, littérature et mouvements culturels d'Europe centrale.
Parmi l'ensemble des sujets abordés d'une plume où l'érudition et l'excellence sont omniprésentes, j'aurai été en tant que lecteur particulièrement impressionné par l'acuité, la sensibilité, la poésie et la beauté des très nombreux passages que l'auteur consacre à la littérature et à la critique littéraire. En connaisseur averti de la littérature de chacun des pays traversés, chaque étape du périple sera en outre l'occasion d'évoquer, directement ou via différentes associations symboliques avec les lieux visités, un nombre important d'autres écrivains européens. Ainsi, par exemple, lorsque Magris visite le château de Sigmarigen où Céline avait suivi le gouvernement de Vichy dans sa débâcle, on peut lire: «Céline s'est laissé aveugler par la révélation du mal. Il a écouté la voix de l'abjection, disait
Bernanos, comme un confesseur dans un quartier misérable; toutefois il n'a pas été capable, comme le sont parfois les vieux confesseurs, de s'assoupir entre un pénitent et un autre, lassé par la répétition de péchés prévisibles, il n'a pas vu la banalité stéréotypée du mal. Comme d'autres écrivains français de sa génération, qui croyaient pouvoir dire avec
Gide «J'ai vécu», lui aussi cherchait à «vivre», sans soupçonner la mégalomanie d'une telle prétention». Puis, évoquant, par contraste, et associant de près le lisboète
Pessoa et Kafka : «Kafka et
Pessoa font un voyage au bout, non pas d'une nuit ténébreuse, mais d'une médiocrité incolore encore plus inquiétante, dans laquelle on s'aperçoit qu'on n'est qu'un portemanteau de la vie, et au fond de laquelle il peut y avoir, grâce à cette conscience, une ultime résistance de la vérité».
Imperturbable face à la raison pure confinant l'entendement en compartiments étanches, la barque de Magris navigue indifférente aux limites imposées aux catégories de l'esprit et aux genres. Tel le fleuve impassible devant l'hybris de ses peuples riverains qui depuis la nuit des temps essaient d'instaurer sur ses marges des frontières, y établir des territoires dont ils réclament la souveraineté avant d'en être tôt ou tard déchus, à chaque fois que la tentation se présente à lui, l'écrivain veille à abandonner toute ambition totalisante, faustienne, préférant prendre alors le parti de «s'identifier à cet écoulement, au présent infini du verbe, qui est mouvement et permanence, temps et éternité", s'astreignant à «descendre la pente vers la mer Noire, accepter le courant, jouer avec ses remous et ses vagues, avec les rides qu'il dessine sur l'eau et sur le visage».
La pensée de Magris semble ainsi aspirer à fusionner avec son objet d'observation, à acquérir les propriétés qui lui seraient intrinsèques : écoulement continu, fluidité, horizontalité, liberté totale de forme sur les surfaces qu'elle parcourt. Quoique possédant son volume propre, à l'image de l'élément aquatique qui l'inspire, elle s'autorise souvent à prendre provisoirement la forme des différents récipients qui l'accueillent. Qu'elle aborde les horreurs de la guerre et la banalité du mal lors de la visite de l'auteur au camp de Mauthausen ou, évoquant les fissures de plus en plus flagrantes constatées dans l'équilibre précaire entre les revendications nationalistes en Europe centrale, qu'elle exhale alors le parfum nostalgique du mythe habsbourgeois d'un
Danube «bleu» supranationale, elle excellera dans l'art de la fugue, refusant tout jugement hâtif, toute verticalité idéologique, toute hiérarchie dans ses raisonnements, jamais abrupte ou péremptoire. Dans ce sens,
Danube constitue pour le lecteur un véritable havre de lecture où il pourra abreuver sa soif d'humanisme et trouver un refuge contre les idées qui «célèbrent la ligne de feu comme heure de vérité» dont, hélas, notre humanité ne semble toujours pas prête à se départir…
En ouvrant cet essai-fleuve dont l'érudition abondante pourrait par moment lui faire frôler la noyade (pas la moindre note de bas de page pour nous servir de bouée de sauvetage!), il serait à mon avis vivement recommandé de s'inspirer et se laisser pénétrer par la temporalité et l'état d'esprit avec lesquels Magris souhaite lui-même parcourir le
Danube. le lecteur sera ainsi amené, comme l'auteur, à s'exercer à cet art délicat de la «persuasion», («harmonieuse et indissoluble union avec l'écoulement du fleuve»), à s'abandonner aux déambulations de l'esprit (sans recourir excessivement à l'aide d'un tiers-savant - merci tout de même à Wikipédia.. !), l'entendement devant savoir aussi naviguer à vue et céder parfois les commandes à l'intuition, à l'imagination ou tout simplement à la beauté enivrante du texte. Qu'il sera plaisant alors de partager avec l'auteur «un voyage qui sillonne et retrouve sans cesse, tout au long de son cours, les lieux et les moments de notre propre odyssée».
Mais enfin, diriez-vous , se persuader de quoi au juste ? Rassurez-vous, en tout cas, cette adhésion à la persuasion à laquelle nous invite l'auteur, n'a strictement rien à voir avec la vieille méthode Coué ou avec ces recettes développement personnel dont, par un phénomène insidieux d'hybridation, la littérature contemporaine nous inonde et nous gave. Il s'agirait, au contraire, de pouvoir «faire l'école buissonnière» face au réel, face à un savoir organisé par une «rhétorique» qui la plupart du temps nous berce d'illusions, face à une temporalité linéaire qui «consume l'être dans l'attente d'un résultat qui doit toujours venir, et qui ne vient jamais» ; il s'agit en l'occurrence d'envisager la réalité plutôt comme «un jeu d'emboîtements» par-delà «l'engrenage temporel» et l'énorme «engrenage culturel» qui nous fixent lourdement à terre.
Il y a tant de voyages potentiellement divers dans
Danube qu'il me paraît en fin de compte quasiment impossible d'isoler un lit principal de lecture. Impossible de résumer cette épopée aux trajectoires multiples, «germano-magyaro-slavo-judéo-romanes» tissées autour du fleuve-dieu. Impossible de recenser tous ces lieux, atmosphères et personnages représentatifs de l'immense héritage culturel laissé par la Mitteleuropa. En paraphrasant
Virgile, l'on peut dire que de ses sources en Forêt Noire, jusqu'à son delta en Mer Noire, le
Danube entier «sort par la bouche de
Claudio Magris»!
La pensée allemande n'est jamais aussi séduisante que lorsqu'elle se laisse guider par le désir d'exactitude, la pensée française par celui de la nuance, la pensée italienne, me fait songer Magris, par la volupté dont elle s'empare quelquefois…
Danube est un torrent aux méandres innombrables, aux ramifications élégantes, à l'érudition pulpeuse, au verbe coloré, voluptueux, comme seuls les grands essayistes italiens en ont le secret (tels Eco, ou encore Ciotati par exemple, pour ne citer que deux des plus grands compatriotes contemporains de Magris). Ivresse à raisonner tels les grands maîtres maniéristes italiens figurant la carnation du divin, recherchant cet accord parfait entre fond et forme, entre vérité et beauté. Fougue à percer une brèche sensuelle dans le mur infranchissable séparant l'impermanent et l'immuable.
Sous la plume de Magris, le fleuve se pare très souvent de teintes susceptibles d'apparier le transcendant et l'immanent, le
Danube historique et l'Istre original, fils d'Océan et Thétis, rivière-idéale aux tourbillons insondables dans laquelle
Héraclite et Parménide, apaisés, auraient pu enfin se baigner ensemble et, par la même occasion, nous soustraire momentanément à l'imperfection de l'existence humaine, à ce goutte à goutte temporel qui nous assoiffe d'absolu.
«Le simple plaisir réclame du tangible, du fini, il n'aime pas l'ailleurs. Mais si dans ce plaisir vient aussi se glisser le plus fugitif prélude, le moindre éclair de «perditio», alors il ne se tourne plus que vers ce besoin d'ailleurs, il aime le mystère de ce qui est encore en devenir, cette incomplétude rétive à nos côtés, l'élan impétueux et la ligne droite.»
Tout simplement magistral.