La puissance et la richesse du dialogue entre Burroughs et la science-fiction, inspirations et influences croisées à l'impact toujours formidable sur notre époque.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/11/10/note-de-lecture-
william-s-burroughs-sf-machine-clementine-hougue/
Dès son exergue, on devine que l'essai de
Clémentine Hougue, nourri de son travail universitaire précédent (docteure en littérature comparée, elle est chercheuse associée du laboratoire 3L.AM de l'Université du Mans), à propos tout particulièrement du cut-up chez
William S. Burroughs, ne sera pas tout à fait comme les autres. En rassemblant et analysant les éléments, textuels et factuels, qui permettent de caractériser la SF machine, la mécanique science-fictive construite par l'auteur entre 1953 et 1992, elle ne se contente pas en effet – ce qui aurait déjà largement suffi à de moindres entreprises – de proposer une démonstration très convaincante du lien à double sens (inspiration et influence) entretenu par Burroughs, traditionnellement « classé », éditorialement et dans la grande majorité des perceptions, à la confluence complexe de la poésie beat et de la littérature expérimentale, et en tout état de cause dans la littérature dite « générale », avec la science-fiction.
Clémentine Hougue se révèle particulièrement adroite, du côté de l'inspiration SF, pour naviguer entre les motifs, déjà consacrés à l'intérieur du genre science-fictif lorsque Burroughs se met à écrire, et les lectures directes de textes et d'auteurs « classés » eux aussi dans le genre – puis pour y rattacher le cas échéant les observations pratiquées au coeur même de l'écriture de l'auteur du « Festin nu ». Espaces politiques imaginaires et créatures télépathes, formes dystopiques indéniables et pirates de l'espace, intérêt partagé avec
Alfred Elton van Vogt pour les travaux d'
Alfred Korzybski, planète Vénus comme terrain d'expérimentation fictionnelle, mutations virales et symbioses organiques inavouables, lectures de Barrington Bayley, de
Poul Anderson, d'
Isaac Asimov, de
Frank Herbert, de
C.S. Lewis, d'
Henry Kuttner, d'
Eric Frank Russell, d'
H.G. Wells, d'
Arthur C. Clarke, ou encore de
Theodore Sturgeon : autant de marqueurs disséminés, occasionnels ou à répétition, au fil de l'oeuvre, et tout particulièrement bien entendu au sein de la trilogie Nova. Et c'est certainement du côté de la linguistique-fiction et de son effet sur le réel, comme chez
Samuel Delany, que la convergence d'intérêts analysée par
Clémentine Hougue prend tout son essor redoutable.
Côté influence, que le chapitre 4 nomme d'emblée, fort joliment, « Postérité SF des machines burroughsiennes »,
Clémentine Hougue note d'emblée l'ampleur de la tâche à accomplir, et choisit à raison de se concentrer principalement sur les champs les plus riches : « Viser l'exhaustivité dans le repérage des auteurs de SF influencés d'une manière ou d'une autre par Burroughs serait d'une grande prétention. On peut toutefois identifier deux courants de la science-fiction où l'empreinte de l'auteur apparaît particulièrement forte : la New Wave SF et le cyberpunk ». La lecture de Burroughs par
Philip K. Dick, et ses répercussions dans sa propre oeuvre, notamment, l'hommage récurrent de
Philip José Farmer à l'auteur du « Ticket qui explosa », la nouvelle puissamment symbolique de Barrington Bayley qu'est « The Four-Color Problem » (incarnant à elle seule peut-être le mieux la puissance d'un tel va-et-vient entre champs littéraires réputés disjoints), et bien sûr les transfigurations opérées par
James Graham Ballard dès sa « Foire aux atrocités » puis dans sa « Trilogie de béton« , témoignent avec force de ce choc en retour ainsi pratiqué sur la SF la plus spéculative de la fin des années 60 et des années 70. Et
John Brunner, que l'autrice suggère intelligemment comme un « pont » naturel entre la new wave et le cyberpunk, entre les années 70 et les années 80, pouvait ainsi déclarer, en pensant certainement à son propre monumental « Tous à Zanzibar » : « J'ai lu tous les livres de Burroughs, écrivain parfaitement original, le premier à transformer l'information en drame littéraire, à vomir sur la page d'un livre le mélange innombrable de messages que nous recevons », et les deux auteurs rendaient d'ailleurs également hommage au
John Dos Passos de la trilogie « U.S.A. ». On sait ensuite, et
Clémentine Hougue le rappelle et l'argumente, que
William Gibson, l'un des pères et acteurs du cyberpunk, est un fervent admirateur de Burroughs, et indiquait volontiers, notamment, que «
Le Festin nu » était le livre qui avait eu le plus d'influence sur son écriture. C'est en effectuant un véritable passage au langage, qui mobilise aussi
Kathy Acker et
Neal Stephenson – mais encore, pour leurs contributions à la compréhension des langues du contrôle socio-politique,
Michel Foucault et
Bernard Stiegler, que l'autrice conclut en beauté et en puissance sa véritable démonstration, à la fois littéraire et politique.
Je suis évidemment encore moins objectif que d'habitude à propos de ce livre magnifique, puisqu'il a été publié en octobre 2021 aux éditions associatives Jou, dont je suis l'un des animateurs, mais j'en suis particulièrement fier pour une raison supplémentaire : cet essai est aussi un formidable hommage, analytique et néanmoins tout vibrant, au franchissement des frontières indues entre genres littéraires (et entre bien d'autres choses). Là où bien trop souvent de l'énergie est dépensée à ériger des barrières d'incompréhension, de mépris et de chasses jalousement gardées, parfois pour des raisons littéraires presque objectives comme celles analysées par l'
Irène Langlet de «
La science-fiction : lecture et poétique d'un genre littéraire » (2006) ou par le
Simon Bréan de «
La science-fiction en France » (2012), mais plus fréquemment pour des raisons sociales et politiques, telles que décrites avec fougue et malice par le Thomas Disch de « The Dreams Our Stuff Is Made Of » (1998) ou le
Norman Spinrad de « Il est parmi nous » (2009), le parcours soigneusement balisé par
Clémentine Hougue témoigne avec éclat d'une création littéraire nourrie par les échanges, les croisements, les hybridations, les emprunts, les pastiches, les oppositions éventuelles, mais en tout cas jamais par l'ignorance ou l'indifférence, entre autrices et auteurs que la doxa éditoriale et les habitudes molles d'une partie du lectorat voudraient maintenir à jamais séparés. Et ce n'est certainement pas par hasard que ce «
William S. Burroughs SF machine » se soit aussi placé, dans sa partie théorique, sous le signe de la « Bibliothèque de l'Entre-Mondes » de
Francis Berthelot, ouvrage des marges et des frontières mobiles s'il en est, par un auteur officiellement installé dans le champ science-fictif mais dont la curiosité tous azimuts ne s'est jamais démentie en plus de quarante ans d'écriture.
L'essai de
Clémentine Hougue fait partie à mon sens de ces textes particulièrement nécessaires, par ce qu'ils nous apprennent directement de nos lectures réelles et potentielles, et par ce qu'ils nous montrent et nous font ressentir de la manière dont autrices et auteurs, au long cours, agencent quelque chose de spécifique – et d'éminemment politique – entre eux et en nous. Il faut lire aussi le superbe entretien de l'autrice dans La Spirale, ici, l'article de Frédérique Roussel dans Libération, ici, et les billets que lui consacrent Quoi de neuf sur ma pile ?, ici, et Yossarian, ici.
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