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Claude Mamier (Traducteur)
EAN : 9791028120863
Bragelonne (25/10/2023)
3.67/5   166 notes
Résumé :
L'auteur de science-fiction légendaire Kim Stanley Robinson nous propose une vision du changement climatique pareille à nulle autre.

Établi en 2025, l'objectif de la nouvelle organisation était simple : plaider pour les générations à venir du monde et protéger toutes les créatures vivantes, présentes et futures. Il fut vite surnommé « le Ministère du Futur ».
Raconté entièrement sous forme des témoignages directs de ses personnages, Le Ministèr... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (26) Voir plus Ajouter une critique
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Kim Stanley Robinson a 71 ans. 
Géant de la littérature américaine à qui l'on doit plus de vingt romans dont le chef d'oeuvre Chroniques des Années noires ou la monumentale Trilogie de Mars, l'auteur n'a plus grand chose à prouver à l'heure qu'il est.
Socialiste démocrate et ferme opposant au néo-libéralisme, Robinson s'est grandement intéressé au changement climatique par le passé. Et c'est aussi le sujet central de son dernier roman, l'imposant Ministère du Futur.
Traduit par Claude Mamier et publié sous nos latitudes par les éditions Bragelonne, le livre de Robinson n'est pas ce qu'il paraît être. 
Et pour cause, puisque ce n'est pas un roman. 
Explications…

Le Grand Tournant
Tout commence dans un futur proche, dans une région de l'Inde en train de subir la pire canicule de son histoire. Frank May, un américain d'une ONG lambda, se retrouve pris au piège comme des millions d'autres indiens. Seul rescapé de la catastrophe, il finit par développer une haine démesurée pour tous ceux qui, par leur action ou leur inaction, amènent l'humanité à foncer droit dans le mur.
Autre lieu, même époque.
Nous sommes à Zurich en 2025 et nous suivons le chantier impossible pour lutter contre le changement climatique qui a été confié à une toute nouvelle agence appelée « Ministère du Futur ». 
C'est en compagnie de Mary Murphy, sa directrice, que nous allons suivre les défis et les bouleversements qui attendent les nations et les peuples.
Divisé en 106 chapitres pour un total de plus de 600 pages, le Ministère du Futur est un pavé impressionnant. 
Très rapidement, parmi ces nombreux chapitres, le lecteur s'aperçoit que Kim Stanley Robinson glisse (beaucoup) d'autres choses. 
Plus en tout cas que l'histoire croisée de Frank et de Mary. 
On y trouve d'abord des tranches de vies de personnes à travers le monde qui ont à subir le changement climatique ou les actions entreprises pour lutter contre celui-ci. Puis d'autres passages, plus théoriques, où Kim Stanley Robinson nous explique par le menu certains principes essentiels pour comprendre ce qui grippe dans la mécanique mondiale, interdisant de fait l'évolution et la révolution. On y parle économie, taxes, énergies et bien d'autres sujets qui devraient logiquement trouver leur place dans un essai et non dans un roman. Ensuite, on trouve aussi quelques très courts chapitres plus artificiels et abstraits où Robinson décrit la vie d'un photon ou d'une molécule. Enfin, un fil rouge s'établit sur un projet complètement fou de prime abord qui vise à ralentir la fonte des glaces en Antarctique. 
Vous l'aurez compris, le dernier livre de Kim Stanley Robinson est une imposture. Il ne s'agit pas vraiment d'un roman…et pas vraiment d'un essai. On se retrouve en réalité devant un joyeux bordel organisé, où l'auteur utilise à peu près tous les moyens narratifs et explicatifs à sa disposition pour nous mener à comprendre sa propre réflexion, à endosser son idéologie pour demain. L'américain ne s'en cache jamais et, pire encore, il le revendique pour faire advenir ce qui a tout l'air, au final, d'une utopie. Ou presque…

Melting-pot 
Car là où ce Ministère du Futur pourrait simplement imaginer la chute du capitalisme en lui mettant tout sur le dos et en oubliant gentiment que ce système ne vient pas non plus du néant mais bien de l'esprit humain, Kim Stanley Robinson explique que tout ne sera pas rose. Que le monde ne va pas changer comme ça par bonté d'âme et que ceux qui exploitent la Terre et les pauvres hères qui la peuplent ne vont pas soudainement se ranger à une nouvelle idéologie écologique par altruisme. Il faudra se salir les mains, il faudra mettre un flingue sur la tempe à la finance comme aux pétro-états, il faudra un bâton et une carotte. 
Pour autant, Robinson reste un romantique dans l'âme et parfois, on se prend à repérer un excès de naïveté dans le raisonnement de l'américain, une sorte de foi un peu décalée dans la volonté de l'être humain à changer même devant les pires catastrophes. le saut de foi demandé reste bien celui de la nature humaine, une nature humaine en laquelle Robinson veut croire… tout en ayant conscience qu'elle a vraiment de mauvais recoins. 
Cet exercice d'équilibriste va durer tout du long de ce lourd pavé qui passe un peu par tous les stades. de la fiction climatique pure et dure à la fiction économique en passant par le roman catastrophe ou encore la politique fiction. Tout se mêle, de façon souvent complètement décousu, et l'américain tente de rattraper tout ce qu'il jette d'idées en l'air pour former un tout assez homogène capable de sous-tendre sa vision du futur. 
Comme une tentative de rédemption de l'être humain 
Un être humain tellement bête. 

Des failles et des forces
À ce stade, il faut insister sur le fait que Kim Stanley Robinson semble bien davantage maîtriser son sujet sur l'économie et sur ce qu'il existe comme alternatives au néo-libéralisme que sur les notions de démographies ou d'énergies. On regrette par exemple que l'auteur fasse l'impasse complète sur la question prégnante de la surpopulation (qu'il n'évoque quasiment jamais) ou qu'il ne glisse aucune mention du rapport de force qu'il existe entre l'énergie nucléaire et les énergies renouvelables. 
Nous sommes loin du tour de force didactique et réaliste du Monde Sans Fin de Jean-Marc Jancovici qui a tant fait parler de lui (et qu'on vous recommande sans modération aucune). Et c'est en cela certainement que le bât blesse pour Ministère du Futur qui veut tout faire à la fois mais souffre de grosses lacunes dans sa façon d'imaginer les choses.
Qu'à cela ne tienne, on comprend rapidement que le principal objectif de Kim Stanley Robinson est d'expliquer par le menu en quoi le système capitaliste constitue la clé de voûte dans la solution au bouleversement climatique en cours et à venir. La réflexion, bien que volontairement partisane et assumée comme telle, est passionnante. Vraiment. 
Car Robinson a l'art et la manière de présenter les choses, de découper ses objectifs de façon dynamique et de les resservir de façon intelligible aux lecteurs. On regrette simplement que tout cela ne laisse aucune place à l'empathie envers les deux personnages principaux qui ne sont là que pour soutenir le propos et tenter de camoufler l'essai en quelque chose de vaguement romanesque pour le quidam. 
On note aussi, et c'est assez amusant, tout l'amour et la fascination de l'américain pour la Suisse, petit pays où se situe la majeure partie de l'action de Mary et Frank. Un petit pays bourré de contradictions et d'espoir(s) dans lequel Robinson a vécu dans les années 80. Peut-être d'ailleurs en garde-t-il une version un peu trop idéalisée en tête. 
On pourrait d'ailleurs se faire la même réflexion sur sa façon de croquer le phénomène des Gilets Jaunes en France, phénomène auquel il prête bien plus de vertu que de raison. 

Vers la lumière
En s'acheminant vers la fin, Kim Stanley Robinson arrive pourtant à tirer le meilleur de cette construction chimérique et boiteuse, où l'idéologie prend le pas sur la narration et où l'utopie décide de faire son nid. On comprend tardivement que tout cela est aussi une façon de nous construire un avenir différent, un de ceux qui n'est pas obstrué par la mort et le désespoir, par l'extinction complète de la faune et l'agonie interminable de la flore. 
Dans les dernières pages, le Ministère du futur retrouve son côté intimiste, certainement trop tard pour gonfler d'empathie le coeur du lecteur envers Mary, cette femme remarquable qui a montré à l'homme qu'elle était l'avenir. Pour autant, la vision à la Jules Verne d'un monde apaisé qui va dans le même sens, qui utilise la religion pour s'unir pour le bien commun et non pour la destruction de son prochain, qui accueille l'autre et tente de lui rendre sa dignité, qui change les armes d'hier en outils de demain, toute cette vision là a quelque chose d'infiniment touchant. 
C'est celle d'un écrivain plus proche de la fin que du début et qui veut croire qu'un sursaut va advenir, que l'humain n'est pas si bête et qu'il peut encore voir le beau et le vrai. le roman en devient émouvant, enfin, et l'on comprend que ce pavé de bric et de broc, qui tient autant par l'entêtement de son auteur que dans sa façon de flamber ses idées sans compter, ce pavé est un testament pour les générations futures. Comme un passage de relais.
Comme un espoir enfin retrouvé. 
Difficile de trancher sur Ministère du Futur tant le livre de Kim Stanley Robinson souffle le chaud et le froid. Ni roman ni essai, ni utopie ni dystopie, ce pavé a ceci d'extraordinaire qu'il est passionnant même quand il est agaçant, qu'il semble juste même quand il frustre. Si la question du changement climatique vous intéresse, alors Ministère du Futur doit atterrir dans votre pile à lire. Si vous recherchez un vrai roman, passez votre chemin. 
Et puis si vous ne savez pas trop ce que vous voulez, ça tombe bien, Robinson lui le sait très bien et il va vous l'expliquer.
Lien : https://justaword.fr/le-mini..
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Le hasard a voulu que ce livre paraisse en même temps que deux autres ouvrages avec lesquels il partage quelques thématiques, savoir  Lux de Maxime Chattam et Bien heureux soit notre monde, de Jacques Attali  ;il s'agit en effet dans les trois cas d'anticipations à court terme, où l'intrigue est plus ou moins liée au changement climatique. Rien d'étonnant à cela d'ailleurs, le sujet est dans l'air du temps..
Il convien de préciser que l'ouvrage d'Attali est très nettement, et c'est une litote, supérieur à tout point de vue aux deux autres
Ce livre me laisse perplexe.
Il est bien écrit, la composition est originale, les personnages attachants, leurs intentions et celles de l'auteur, qui s'est sans doute livré à un travail de recherches considérable dans divers domaines scientifiques, économiques, politiques, historiques, seraient louables si ce n'était le choix des moyens
Et pourtant on n'y croit pas une seconde
Le « pitch » (ces américanismes, pour regrettables qu'ils soient, sont pourtant bien commodes...), le pitch donc est le suivant : une catastrophe écologique en Inde provoque une prise de conscience généralisée des enjeux du réchauffement climatique et une acceptation d'une action énergique, qui se concrétise par la création d'un « ministère du futur » dépendant des Nations Unies et disposant d'une autonomie et de moyens d'actions considérables ; et là, je suis déjà sceptique.
Les adversaires potentiels d'une telle initiative ne sont pas stupides, et pas davantage dépourvus de moyens d'action et de pression considérables. A défaut de pouvoir empêcher la création de cette instance (et encore...) ils seraient parvenus à en limiter sérieusement les moyens et les attributions, et en admettant même que le Ministère du Futur ait pu être créé tel que l'imagine Robinson, dès les remous qu'auraient provoqué ses premières actions, y compris dans les opinions, ils se seraient employé à lui rogner les ailes, et y seraient parvenus dans une large mesure.
L'indignation et l'émotion provoquée par la catastrophe ? Mais de telles vagues retombent vite lorqu'elles se heurtent à des intérêts concrets, et puis, vu des USA et d'Europe, l'Inde, c'est loin (je sais que cette remarque est cynique, et ne croyez surtout pas qu'elle exprime mafaçon de voir les choses)
Mais admettons et poursuivons. le ministère du futur comprend « un ministère à l'intérieur du ministère », disons plutôt un département clandestin, pratiquant des actions terroristes et homicides ; ces actions ont lieu et elles sont efficaces. Les gens cessent de prendre l'avion, tout simplement
Et là c'est vraiment trop ! Je ne parle même pas de l'aspect moral de l'opération (abattre soixante avions de tourisme pour dissuader les gens de prendre l'avion, il faut avoir l'estomac bien accroché; qui a parlé de khmers verts ? C'est curieux comme, à vouloir le bien des gens, on a vite fait de se mettre à les tuer
Je parlais au début d'intentions louables. Mais on dit que l'enfer en est pavé) mais des conséquences ou plutôt de l'absence de conséquences de l'opération.
Comment imaginer une telle absence de résilience de la part des adversaires, gouvernements, institutions, firmes commerciales, du ministère et de sa politique ?
Comment admettre que leurs services secrets ignorent longtemps d'où vient le coup, et qu'ils ne réagissent pas, avec le très large soutien des opinions publiques (soixante avions, en termes de morts, ça fait quand même au moins quatre onze septembre). Ces réactions seraient extrêmement énergiques, le ministère du futur serait bien sûr dissous, ses membres arrêtés et jugés, et les mouvements écologistes ne seraient pas épargnés par le choc en retour.
Quant à l'autre action terroriste (les porte-containers coulés) elle ne serait guère plus populaires ; comment croyez-vous que réagiraient les gouvernements asiatiques, privés de leurs exportations, et les pays occidentaux privés de certains biens de consommation, soit directement soit par l'intermédiaire d'armées privées comme Blackwater ou Wagner, sans doute plus efficace que "le ministère dans le ministère" de Robinson
 ? Je ne suis même pas sûr du sentiment intime du plus ferme écologiste privé de son smartphone ; mais j'ai mauvais esprit, c'est connu.
Au sujet d'ailleurs des réactions des populations, l'auteur imagine la survenance en France d'un épisode Gilets Jaunes à la puissance dix, débouchant sur une méga Nuit Debout. Il a oublié quelque chose ; le vrai mouvement des Gilets Jaunes avait été déclenché par la volonté du gouvernement d'instaurer une taxe sur les combustibles fossiles, particulièrement le gas oil ; les nouveaux Gilets Jaunes ne seraient pas du côté que Robinson croit.
Et la révolte des agriculteurs, toujours en cours à l'heure où j'écris, a également eu pour point de départ un projet de hausse des taxes sur le gas oil non routier; cette fois le gouvernement a capitulé précipitamment; et il convient de noter la véritable haine que les agriculteurs portent aux écologistes, qui semblent s'étendre à d'autres secteurs de la population; certains écologistes avaient prétendu être solidaires des paysans et vouloir se rendre sur les barrages, mais il y ont renoncé craignant l'accueil qu'ils y auraient reçu.
Venons-en maintenant aux diverses évolutions et révolutions proposées et mises en oeuvre par le Ministère ; j'ai déjà dit le scepticisme que je nourris sur leur faisabilité politique, et sur le manque de résilience supposé des institutions attaquées.
Je ne vais pas m'étendre sur leur faisabilité technique, n'ayant pas les connaissances scientifiques pour l'apprécier en ce qui concerne la plupart d'entre elles.
En revanche, j'ai relevé quelques incongruités criantes, qui augurent mal du reste.
Ainsi l'auteur parle d'un revenu garanti annuel de 100.000 USD pour chaque habitant (ou foyer, ce n'est pas très clair) de la planète, à condition évidemment de mieux répartir les revenus ; il estime que cette somme est un optimum à tous points de vues, et il a tout à fait raison. Mais ù prend-il ces 100.000 USD per capita disponibles ?
Le PIB mondial par habitant est de 12.344 USD et ne comprend pas seulement les revenus.
Un peu plus loin, il est question d'une société des 2000 W dont les membres s'engageraient à ne pas consommer plus de 2000 W par an. Oui. Seulement, comme chacun le sait, où devrait le savoir, on ne consomme pas des watt ; on consomme des Kwh. Admettons que ce soit une erreur de traduction, et que 2000 W = 2KWh. Mais c'est une absurdité ; à Haïti, la consommation annuelle par habitant est de 35 Kwh. Alors, 2 Kwh, je ne vois pas. Les derniers chasseurs-cueilleurs, peut-être.
Il est aussi question de technologies d'ingénierie climatique (ensemencement des nuages...) auxquelles le GIEC est formellement opposé.
Il s'agit vraiment d'expérience d'apprenti sorcier
L'auteur parle du volcan Pinatubo mais il y a eu beaucoup mieux : le volcan Tambora a explosé en.1815. En 1816, il n'y a pas eu d'été ni de récoltes. le refroidissement s'est poursuivi plusieurs années. Des millions de morts. Filtrer le rayonnement solaire n'est peut -etre pas une si bonne idée
D'autant que ce refroidissement entraînerait une explosion de la consommation de combustibles fossiles et donc ensuite...
Je crains que beaucoup des solutions par l'auteur soient de la même eau

Quant à la création d'une nouvelle monnaie virtuelle, eh bien je ne suis pas spécialiste des questions monétaires, mais j'ai quand même l'impression de voir les spectres de Law et de Ponzi passer au fonds de la scène avec un fantôme de sourire
Bref, la suspension de l'incrédulité devenant fatigante sur la longue distance, aussi bien disposé qu'on soit, j'ai abandonné le livre aux deux tiers
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Le roman explosif de la fin de l'inaction climatique. Un chef d'oeuvre indispensable, aboutissement provisoire de tout le travail de Kim Stanley Robinson.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/11/21/note-de-lecture-le-ministere-du-futur-kim-stanley-robinson/

Pas de note de lecture proprement dite pour ce redoutable chef d'oeuvre : il fait en effet l'objet d'un petit article de ma part dans le Monde des Livres du jeudi 16 novembre 2023 (daté vendredi 17 novembre), à lire ici.

Comme il est désormais de coutume en pareil cas, je me contenterai donc ici d'ajouter quelques considérations et citations, comme autant de notes de bas de page pour l'article en question. J'attire par ailleurs votre attention sur les deux prochains épisodes du Planète B de Blast, qui traiteront largement aussi de cet ouvrage, d'abord en tant que summum d'un certain type de fiction climatique, ensuite dans le cadre d'un entretien d'une heure avec Kim Stanley Robinson.

Tout d'abord, il faut noter (on en reparlera aussi dans l'entretien avec l'auteur pour Planète B) que « le ministère du futur » constitue une nouvelle démonstration de cette capacité si rare de l'auteur californien, celle de présenter toujours à la lecture un univers mental évolutif, une histoire du futur mobile et non dogmatique, dans laquelle ses anticipations romanesques intègrent nouvelles informations scientifiques, nouvelles approches socio-politiques, voire virevoltes presque purement littéraires (il y a ici un curieux point commun avec la manière dont un Alain Damasio peut par exemple assez largement « désavouer » certains partis pris de « La zone du dehors » dans « Les furtifs », vingt ans après). Ainsi, si « La trilogie martienne » de 1992-1996 n'est pas intégralement prise en compte dans « 2312 » en 2012, et moins encore dans « Aurora » en 2015, on trouvera ici (dans un roman publié en 2020 avant d'être traduit en français en 2023 par Claude Mamier chez Bragelonne) une résonance particulièrement fructueuse quant à l'état de l'art de la lutte pour le climat et la justice sociale qui doit inévitablement l'accompagner en comparant les éléments scientifiques, bien entendu, mais surtout les composantes politiques – voire géopolitiques – mobilisées ici par rapport à celles de « S.O.S. Antarctica » (1997) ou de la « Trilogie climatique » (2004-2007) (sans remonter nécessairement jusqu'à son « Lisière du Pacifique » de 1992), et même de « New York 2140 » (2017) – le traitement réservé à la finance de marché en étant particulièrement emblématique – et de « Lune rouge » (2018), pourtant beaucoup plus récents : Kim Stanley Robinson apprend de chacune de ses immersions romanesques, et nous en fait toujours plus que bénéficier, en intelligence comme en émotion, dans ses créations ultérieures.

Ensuite, comme dans chacune de ses oeuvres, des plus concises (notion toutefois toujours quelque peu relative dans le cas de Kim Stanley Robinson) aux plus amples, « le ministère du futur » peut à bon droit impressionner par la variété et la profondeur technique du jeu déployé, entrant souvent en résonance avec les recherches contemporaines les plus pointues en matière de science « dure » : on sait au moins depuis la « Trilogie martienne », « S.O.S. Antarctica » et la « Trilogie climatique » que la glaciologie, la compréhension intime des milieux (très) froids et montagnards – que l'on se souvienne aussi de l'étrange recueil de nouvelles « Les Martiens » – ou la géo-ingénierie – dont le traitement n'a rien à envier ici au précurseur Norman Spinrad de « Bleue comme une orange » ou au tout récent « Choc terminal » de Neal Stephenson – ne présentent guère de secrets pour le docteur en littérature (dont la thèse, en 1984, portait sur « Les romans de Philip K. Dick », sous la direction de Fredric Jameson) intensément féru de documentation physique, chimique, géologique ou biologique. On constate ici avec bonheur que cette curiosité précise et boulimique s'étend aussi, plus que jamais, à l'économie et aux sciences humaines, avec une analyse des mécanismes financiers et fiscaux (déjà finement abordés dans « New York 2140 » trois ans plus tôt) que ne renieraient ni Thomas Piketty (à qui le nom d'une taxe imaginaire particulière est notamment dédié dans le roman) ni David Graeber (dont le « Dette : 5 000 ans d'histoire » irrigue vraisemblablement une partie de ce texte), ou encore avec une prise en compte des méthodes nécessaires de lutte très en phase avec celle d'Andreas Malm. Dans un excellent entretien pour Médiapart (ici) et dans celui à venir dans Planète B, Kim Stanley Robinson précise d'ailleurs qu'il aurait ardemment souhaité avoir lu « Comment saboter un pipeline » (2020) – qui, rappelons-le néanmoins, pour les organes de sécurité ayant du mal avec certaines lectures, n'est PAS un manuel de maniement d'explosifs brisants – avant la rédaction du « Ministère du futur », afin de mieux différencier l'indispensable éco-sabotage (cher au précurseur Edward Abbey et à son « Gang de la clef à molette ») de l'éco-terrorisme beaucoup plus problématique – qui doit donc rester un pur artifice fictionnel.

Enfin, Kim Stanley Robinson propose ici un ensemble de choix formels de narration qui sublime une bonne partie de ses précédentes mises en évidence de savoir-faire littéraire.

Il a été noté de longue date, parfois de manière exagérément critique, que l'auteur s'affranchit très fréquemment du célèbre adage à l'emporte-pièce, fétiche des ateliers d'écriture de tout poil, qu'est le « Show, Don't Tell ». Kim Stanley Robinson a amplement prouvé au fil du temps qu'il est plus que capable de « montrer », mais qu'il refuse absolument de se priver de la ressource de la discussion : ses personnages aiment à débattre et à échanger des arguments, éclatante concession au réalisme, justement (et le final de « S.O.S. Antarctica » en constitue sans doute le summum dans son oeuvre). le dialogue technique entre personnages jouera donc ici un rôle tout à fait instrumental, mais l'orchestration d'ensemble va bien au-delà.

La polyphonie (au sens de Mikhaïl Bakhtine) jouait déjà un rôle essentiel dans le travail de Kim Stanley Robinson : si toutes ses oeuvres sont concernées, la « Trilogie martienne » ou sa monumentale uchronie, « Chroniques des années noires », en sont particulièrement emblématiques. « le Ministère du futur », en tant que roman choral, va également beaucoup plus loin. de même, en un sens, que le Harry Parker de « Anatomie d'un soldat » avait su donner la parole à une vaste sélection d'objets pour saisir la complexité de la guerre en Afghanistan, il s'agit ici d'étendre le champ potentiel des témoins, locuteurs et acteurs bien au-delà des seuls humains : on trouvera ainsi, aux côtés des scientifiques, technocrates onusiennes, humanitaires, activistes, politiciennes ou simples passantes, un certain nombre de narrateurs étranges, allant d'atomes et de corps astraux jusqu'à des protocoles financiers ou des mécanismes fiscaux. Et c'est bien ainsi, dans cette multiplicité foisonnante mais toujours signifiante, que la littérature en général et la science-fiction en particulier sont capables de faire partager les aspects les plus systémiques, les liaisons enchevêtrées mais pourtant pas intouchables, des complexités auxquelles l'humanité est confrontée, en extrême urgence désormais.
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Kim Stanley Robinson affirmait (dans un texte publié en 2019 dans la revue Commune) que les dystopies traduisent nos craintes envers les problématiques actuelles et supposait que l'engouement pour celles-ci est symptomatique d'une crise de la représentation où les différentes formes de gouvernements - par indifférence - faillissent à leur devoir de résolution de ces problématiques ; face à cette incurie, les dystopies expriment alors le sentiment d'impuissance des citoyens. Il allait même jusqu'à dire que faute d'action politique collective nous vivions déjà dans une dystopie.
Mais loin d'être pessimiste, Kim Stanley Robinson est un auteur qui croit en la force prescriptrice de l'imaginaire. Ainsi il exhortait à la création d'utopies afin de pouvoir imaginer les solutions futures à nos problèmes contemporains. C'est donc ce à quoi il s'est attelé et en 2020 est paru son livre The Ministry for the future aujourd'hui traduit en français.

Toutefois, K.S.R. était conscient de l'ampleur des changements nécessaires pour enrayer le changement climatique et stopper ses conséquences ; dépassant le simple constat, il nous offre ici une ébauche de projet civilisationnel total afin de les mener à bien.
C'est alors une forme hybride de récit d'anticipation qu'il nous livre, oscillant entre dystopie et utopie et accompagné d'articles qui ne dénoteraient pas dans un essai. Si la forme que prend cette expérience de pensée s'entend, sa réalisation mérite d'être critiquée : au-delà du fait que K.S.R. semble régulièrement s'envoyer des fleurs et bien qu'il soit nécessaire de rappeler certaines informations pour ceux qui n'en auraient pas connaissance, le lecteur averti éprouvera une certaine lourdeur dans le texte, l'alternance entre essai et fiction cassant le rythme du récit ; on attend d'un roman de SF qu'il intègre et entremêle subtilement la réalité et la fiction (en somme « Show, don't tell »).
Dans une moindre mesure, les changements de style de langage pour figurer les différents personnages semblent souvent être clichés, voire caricaturaux, et ne parviennent pas à leurs donner de la substance.

Globalement, les personnages sont superficiels et aucun n'est réellement charismatique. Les protagonistes sont plus nuancés mais manquent toutefois de complexité, laquelle aurait permise de mettre en lumière les dilemmes moraux qu'imposent les bouleversements du récit.
La qualité des différents chapitres est également oscillante : les premiers chapitres sur la canicule en Inde sont par exemple palpitants et réellement immersifs mais d'autres sont fades, superflus ou trop vite expédiés ; coté articles, si certains sont captivants d'autres ne sont pas assez explicites - notamment ceux traitant de sujets économiques - ou s'appuient sur des analogies pour le moins douteuses.
L'histoire, quant à elle, est à l'image des protagonistes et manque d'élaboration et de profondeur. Si nous sommes d'accord avec l'auteur pour dire que ce n'est pas avec des demi-mesures que nous réglerons le changement climatique et ses répercussions, cette radicalité - justifiée – aurait pu paraître vraisemblable si les plans et mesures avancés n'auraient pas été si facilement adoptés et mis en oeuvre. de tels changements, de telles décisions devraient rencontrer beaucoup plus d'obstacles et obligatoirement générer des conflits à grande échelle or ce n'est pas le cas : la géo-ingénierie est, par exemple, tout d'abord controversée et source de troubles diplomatiques mais n'est ensuite plus discutée sans pour autant que le bien fondé de son utilisation ait été débattu ou qu'un consensus ait été trouvé. L'aspect politique et la responsabilité des citoyens sont trop négligés ; tandis que, par facilité, la volonté de chacun d'accepter les changements n'est pas évoquée ou, si elle l'est implicitement, surestimée, tout est mis sur le dos des banquiers et de la finance, et tout les problèmes sont réglés à coup de drones et de missiles nuée.

L'ensemble n'est pas exempt de défauts qui privent le roman de ses qualités divertissantes, et bien que peu de place y soit laissée à la réflexion du lecteur, sa lecture n'en reste pas moins intéressante, voire nécessaire. L'idéologie que K.S.R. y déploie va dans le bon sens mais force est de constater qu'elle est trop parcellaire et superficielle pour satisfaire à un projet civilisationnel total qui répondrait à la crise climatique ; au lecteur de la passer au crible de son esprit critique pour en combler les manquements une fois le récit terminé.
Si ce n'est en somme qu'un manifeste romancé du fruit de ses recherches et de sa pensée qu'il nous expose, son travail considérable mérite autant notre attention que d'être salué.
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Je sais qu'il y a quelques défauts dans ce livre (voir ci-dessous) mais je peux déjà dire que je l'ai trouvé assez impressionnant. Je ne connaissais pas Kim Robinson : apparemment il est connu comme un honorable auteur de science-fiction, mais il semble qu'il soit à l'aise dans bien d'autres domaines, comme il le prouve ici. le changement climatique est au coeur de ce livre et la grande réussite de Robinson, à mon avis, est de donner une idée de l'ampleur du défi qu'il pose à nous et à notre planète.
Cela commence de façon dramatique, avec l'évocation d'une canicule extrême en 2025 (donc encore de la science-fiction) dans l'État indien de l'Uttar Pradesh qui aurait tué des millions de personnes. Cela déclenche une série de mesures radicales et la création d'un Ministère de l'Avenir qui fera pression sur les États-nations et le système international au nom des générations futures. Robinson suit principalement la direction de cet institut basé à Zurich, et nous offre ainsi un tableau des problèmes très divers auxquels le monde est confronté : non seulement le problème technologique de la réduction du niveau de CO2 dans l'atmosphère et de la prévention de la fonte ultérieure des glaciers et Glace arctique, mais aussi des mesures fiscales et monétaires pour encourager des comportements plus respectueux de l'environnement, des stratégies visant à promouvoir des approches écologiques à petite échelle, etc. le nombre d'angles proposés par Robinson est vraiment impressionnant. Et il souligne en particulier l'influence pernicieuse des idéologies et des religions existantes, l'opposition des États-nations et des intérêts particuliers, ainsi que l'héritage du capitalisme et du postcolonialisme. Une approche véritablement kaléidoscopique.

Formellement, Robinson a réparti cela dans plus de 100 chapitres relativement courts, suivant parfois certains personnages, d'autres fois présentant des brochures passionnées, et même des rapports de conférence ou des expositions didactiques très sec. Cela exige quelque chose de la part du lecteur, d'autant plus que Robinson n'est clairement pas un véritable écrivain littéraire. Mais il offre beaucoup de variété, et entremêle aussi suffisamment d'éléments de fiction pour que le tout soit tout à fait digestable, notamment à travers l'histoire de l'Irlandaise Mary, la présidente du Ministère de l'Avenir, et de Frank, un Américain traumatisé par la canicule en Inde et devenuéco-terroriste ; l'amitié entre les deux est l'un des aspects les plus agréables de ce roman. L'évolution dans le temps, d'environ 2025 à environ 2050, soutient également l'élément narratif.

Le principal problème est que ce roman exige une certaine suspension de l'incrédulité. J'ai particulièrement eu du mal à comprendre que le ministère de l'Avenir disposait d'un service secret qui utilisait des écoterroristes pour tuer des centaines de grands banquiers, de magnats des compagnies pétrolières et des compagnies aéronautiques. Et le plus gros problème est que dans ce roman une baisse significative de la teneur en CO2 dans l'atmosphère a été constatée après déjà un peu plus de 20 ans, suite aux nombreuses mesures. Scientifiquement, c'est absurde (et ce livre contient d'autres erreurs factuelles et scientifiques). Cela nous amène immédiatement à la question la plus cruciale du débat sur la lutte contre le réchauffement climatique : peut-on le combattre par la technologie et des interventions techniques ? Ce livre contient un essai qui pose la question « la technologie est-elle le moteur de l'histoire du monde ? », et Robinson semble à première vue soutenir cette affirmation. Mais c'est précisément grâce à son approche très kaléidoscopique de la question climatique qu'il prouve clairement que seul un très large mélange de mesures et d'approches dans des domaines très différents peut apporter un soulagement. Si ce roman apporte quelque chose à ce débat extrêmement important, c'est bien ce message très précieux.
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critiques presse (2)
LaTribuneDeGeneve
29 novembre 2023
L’auteur américain Kim Stanley Robinson livre «Le Ministère du Futur», roman aux enjeux écologiques à la fois utopiques et pragmatiques.
Lire la critique sur le site : LaTribuneDeGeneve
Bibliobs
14 novembre 2023
Dans « le Ministère du Futur », l’écrivain Kim Stanley Robinson, star de la SF devenu expert en politiques climatiques, imagine le destin d’une humanité qui prendrait enfin à bras-le-corps la lutte contre le réchauffement.
Lire la critique sur le site : Bibliobs
Citations et extraits (20) Voir plus Ajouter une citation
Il faisait de plus en plus chaud.
Frank May quitta son petit matelas et s’avança jusqu’à la fenêtre. Murs et tuiles ocre, couleur de l’argile locale. Immeubles carrés, comme celui où il se trouvait, toits-terrasses occupés par des résidents qui y dormaient la nuit pour échapper à la chaleur des appartements. À présent, certains d’entre eux regardaient vers l’est par-dessus les garde-corps. Ciel du même ocre que les immeubles, teinté de blanc là où le soleil ne tarderait pas à apparaître. Frank prit une longue inspiration. Qui lui rappela aussitôt l’atmosphère des saunas alors que c’était le moment le plus frais de la journée. Il n’avait pas passé plus de cinq minutes de sa vie dans un sauna, faute d’apprécier la sensation. L’eau chaude, d’accord ; l’air chaud et humide, non. Pourquoi s’infliger une telle impression d’étouffement ?
ici, impossible d’y échapper. Frank n’aurait pas accepté le poste s’il avait su. Cette ville était jumelée à la sienne, mais ce n’était pas la seule, de même qu’il existait d’autres structures humanitaires. Il aurait pu travailler en Alaska. Sans que sa propre sueur lui pique les yeux. Il était déjà trempé, son short aussi, le matelas aussi, là où il avait essayé de dormir. Il crevait de soif mais la bouteille près du lit était vide. Toute la ville résonnait du bruit des climatiseurs, qui bourdonnaient comme des moustiques géants.
Puis le soleil surgit sur l’horizon. Avec l’éclat d’une bombe atomique, ce qu’il était par définition. Le contre-jour assombrit champs et bâtiments dans cette direction, tandis que la tache lumineuse s’élargissait, devenait un croissant aveuglant. La chaleur qui en émanait gifla Frank. Les radiations solaires lui brûlaient la peau. Ses yeux baignés de larmes ne voyaient plus grand-chose. Tout était ocre ou beige ou d’un blanc insoutenable. Une ville ordinaire de l’Uttar Pradesh à 6 heures du matin. Il consulta son téléphone : 38 °C. Ce qui faisait en Fahrenheit – il pianota – 103°. Humidité aux alentours de trente-cinq pour cent. C’était cette conjonction le vrai problème. Quelques années auparavant, il se serait agi de l’une des plus hautes températures humides jamais enregistrées. Non pas d’un simple mercredi matin.
Des gémissements affligés montèrent du toit d’en face. Cris d’horreur poussés par deux jeunes femmes penchées sur le garde-corps, vers la rue. Quelqu’un sur ce toit ne se réveillait pas. Frank s’empressa d’appeler la police. Pas de réponse. Dur de savoir si la communication passait. Des sirènes retentirent, distantes, comme noyées. Avec l’aube, les gens trouvaient des dormeurs en détresse et ceux qui ne se réveilleraient jamais de cette longue nuit torride. Alors ils cherchaient de l’aide. Les sirènes indiquaient que certains appels avaient abouti. Frank vérifia de nouveau son téléphone. Chargé, connecté. Mais aucune réponse du poste de police qu’il avait déjà contacté plusieurs fois depuis son arrivée quatre mois plus tôt. Encore deux mois à tirer. Cinquante-huit jours, beaucoup trop. Le 12 juillet et toujours pas de mousson en vue. Il fallait se concentrer sur chaque journée, une à une. Avant de retourner à Jacksonville en Floride, ridiculement fraîche par comparaison. Frank aurait bien des histoires à raconter. Mais ces pauvres gens sur le toit d’en face…
Le bruit des climatiseurs cessa d’un coup. Provoquant d’autres cris d’horreur. Plus de connexion sur le téléphone. Plus d’électricité. Baisse de tension ou coupure totale ? Les sirènes beuglaient comme tous les dieux et déesses du panthéon hindou.
Les générateurs prirent le relais, engins braillards à deux temps. Carburant illégal – essence, gazole ou kérosène – gardé en réserve pour ce genre d’occasion, passant outre la loi qui imposait le gaz naturel liquéfié. L’air, déjà pollué, ne tarderait pas à s’emplir de vapeurs d’échappement. Autant se mettre le pot d’un vieux bus sous le nez.
Frank toussa rien que d’y penser. Il voulut s’abreuver mais la bouteille était toujours vide. Il l’emporta en bas, la remplit d’eau filtrée au bidon placé dans le réfrigérateur de la réserve. L’eau était encore fraîche malgré la coupure de courant et le resterait un moment dans la bouteille isotherme. Il y ajouta un comprimé d’iode pour faire bonne mesure puis vissa fort le bouchon. Le poids de l’eau le rassura.
La réserve de la fondation abritait en outre deux générateurs et assez d’essence pour tenir deux ou trois jours. Rassurant, là aussi.
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Après nos exigences animales de nourriture et d'abri, c'est ce qui vient en premier : la dignité. Chacun de nous en a besoin et la mérite du seul fait d'être humain. Mais le monde cherche souvent à nous en priver. Donc nous luttons. Car la dignité nous vient des autres, c'est dans leurs yeux, dans le regard. L'absence de dignité laisse la place à la colère. Je sais de quoi je parle. Cette colère peut tuer.
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Le ministère du Futur était dirigé par Mary Murphy, une Irlandaise de quarante-cinq ans, ancienne ministre des Affaires étrangères de la république d’Irlande et, avant cela, avocate en droit syndical. Ce jour-là, en arrivant au bureau, elle trouva son agence plongée dans une crise qui ne l’étonna pas un seul instant. Impossible de ne pas être tétanisée par l’horreur de la canicule en Inde. L’événement meurtrier aurait à coup sûr de lourdes conséquences ; la première frappait déjà à la porte.
Le directeur de cabinet de Mary, un petit homme mince nommé Badim Bahadur, suivit sa supérieure dans le bureau ministériel.
– Tu sais que le gouvernement indien lance une opération de gestion du rayonnement solaire ?
– Oui, j’ai vu ça ce matin, répondit-elle. Ils nous ont fourni les détails ?
– C’est arrivé il y a une demi-heure. Nos géo-ingénieurs affirment déjà que, si l’Inde suit ce plan, ça équivaudra plus ou moins à l’irruption du Pinatubo en 1991. Laquelle a fait chuter la température mondiale d’environ un degré Fahrenheit pendant un an ou deux. À cause du dioxyde de soufre contenu dans le nuage de cendres que le volcan a propulsé dans l’atmosphère. D’après nos experts, les Indiens mettront plusieurs mois à reproduire une telle décharge de dioxyde de soufre.
– Mais ils peuvent le faire ?
– Sans doute, avec leurs forces aériennes. En tout cas, ils vont sûrement essayer puisqu’ils ont assez d’avions et d’équipements. En gros, il suffit de reconfigurer le système de ravitaillement en vol. Les avions balancent toujours du carburant par-dessus bord, donc ce ne sera pas bien difficile. leur vrai problème, ce sera de monter le plus haut possible. Ensuite, c’est juste une question de quantité de vols. Il en faudra des milliers.
Mary sortit son téléphone de sa poche et appela Chandra. La cheffe de la délégation indienne pour l’accord de Paris n’était pas une inconnue. Il se faisait déjà tard à Delhi, mais c’était l’heure habituelle à laquelle les deux femmes communiquaient.
– Chandra, c’est Mary. Je peux te parler une minute ?
– Juste une minute, alors, dit l’Indienne. Je suis très occupée.
– Je m’en doute. C’est quoi cette histoire d’imiter le Pinatubo avec votre armée de l’air ?
– Nous espérons même le réitérer en deux fois plus puissant. C’est ce que recommande notre Académie des sciences, et le Premier ministre a donné son aval.
– Mais l’accord… (Mary s’assit pour se concentrer sur la voix de son interlocutrice.) Tu sais ce qu’il dit. Pas d’intervention atmosphérique sans consultations préalables.
– Nous rompons l’accord, annonça froidement Chandra.
– Personne ne sait quels effets ça pourrait avoir !
– Les mêmes que le Pinatubo. En deux fois mieux, donc, avec un peu de chance. C’est exactement ce qu’il nous faut.
– Tu ne peux pas certifier qu’il n’y aura aucune répercussion inattendue si…
– Mary ! s’exclama Chandra. Arrête, Mary. Je connais par cœur tout ce que tu vas me dire. Ce que je peux te certifier, c’est que des millions de personnes viennent de mourir en Inde. Nous n’aurons jamais de chiffrage précis, c’est trop difficile à compter. Peut-être vingt millions. Tu comprends ce que ça veut dire ?
– Oui.
– Non. Tu ne comprends rien. Je t’invite à venir voir par toi-même. Pour ton édification personnelle.
Mary déglutit, soudain à bout de souffle.
– Je viendrai, si c’est ce que tu souhaites.
Long silence au bout de la ligne. Chandra reprit, la voix serrée :
– Merci, mais ce serait trop compliqué pour nous de gérer ce genre de visite en ce moment. Tu verras les images dans les rapports. Je te les enverrai dès qu’ils seront prêts. Tu dois bien te rendre compte que nous avons peur, et que nous sommes aussi très en colère. Ce sont l’Europe, les Etats-Unis et la Chine qui ont causé cette canicule, pas nous. je sais que nous avons brûlé beaucoup de charbon ces dernières décennies, mais sans commune mesure avec les émissions occidentales. Pourtant nous avons signé l’accord. Nous avons même fait notre part. Mais personne d’autre ne tient ses promesses, personne ne soutient financièrement les pays en voie de développement, et voilà qu’on se prend cette canicule ! Ça peut recommencer la semaine prochaine ! Les conditions climatiques n’ont pas changé !
– Je sais.
– Oui, tu le sais. Tout le monde le sait, mais personne ne bouge. Donc nous prenons l’affaire en main. Nous allons abaisser la température mondiale pendant quelques années, ce qui bénéficiera au monde entier. Ainsi, nous éviterons peut-être un autre carnage.
– D’accord.
– Je ne t’ai pas demandé ta permission ! hurla Chandra.
– Ce n’est pas ce que je voulais dire.
Mais l’Indienne avait déjà raccroché.
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Pendant un certain temps, il sembla que cette grande canicule était destinée à connaître le même sort que les fusillades de masse aux États-Unis : un crime déploré par tous, puis vite oublié ou remplacé par l’occurrence suivante, jusqu’à ce que la répétition finisse par instaurer une forme de normalité. Cette catastrophe, la pire semaine de l’histoire de l’humanité, était-elle appelée à suivre le même chemin ? Après tout, combien de temps resterait-elle « la pire semaine » ? Et que pouvait-on y faire ? « Plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme » : le vieil adage prenait un sens de plus en plus littéral.
Mais pas en Inde. Les élections suivantes éjectèrent les nationalistes hindous du BJP, parti au pouvoir jugé à la fois inapte à la tâche et en partie responsable du désastre puisque ses représentants avaient vendu le pays aux intérêts étrangers, brûlé du charbon et ravagé les terres tout en aggravant les inégalités. Le mouvement extrémiste RSS, dont le BJP était l’aile politique, tombait enfin en disgrâce auprès des Indiens. Un nouveau parti accéda au pouvoir, une formation composite regroupant des membres de toutes les religions et de toutes les castes, des intellectuels, des pauvres des villes et des pauvres des champs, unis par le grand désastre et par leur volonté de changement. L’élite traditionnelle perdit sa légitimité et son hégémonie tandis que les résistances éparpillées fusionnaient dans un parti nommé Avasthana, mot sanskrit signifiant « survie ». La plus grande démocratie du monde s’engageait soudain dans une nouvelle voie. Les producteurs d’électricité privés furent nationalisés, après quoi l’Inde entreprit de gros efforts pour fermer ses centrales à charbon et les remplacer par de l’éolien, du solaire, de l’hydroélectricité au fil de l’eau, sans oublier d’investir dans le stockage énergétique sans batteries afin de compléter la capacité croissante des batteries existantes. D’autres changements se dessinaient en parallèle. Le pays s’efforça par exemple d’annihiler les pires effets du système des castes ; cette volonté n’était pas neuve, mais s’élevait à présent au rang de priorité nationale parce qu’une part suffisante de la population était prête à s’y atteler. Dans l’Inde tout entière, les gouvernements locaux œuvraient au déploiement de ces réformes.
Ensuite, même si beaucoup le regrettèrent, une faction radicale de cette nouvelle classe politique crut bon d’envoyer au monde un message clair : « Accompagnez ces changements, tout de suite, ou craignez la colère de Kali. » Plus de main-d’œuvre indienne bon marché, plus de contrats juteux, plus de contrats du tout, sans ces changements. Si les pays qui avaient signé l’accord de Paris – et ils l’avaient tous signé – ne se conformaient pas à cette injonction, alors cette partie de l’Inde serait désormais leur ennemie, comptant bien rompre les relations diplomatiques et ouvrir toutes les hostilités possibles à part militaires. À commencer par les hostilités économiques. Le monde allait voir de quoi était capable un sixième de la population du globe, ancienne classe ouvrière du capitalisme mondialisé. L’heure était venue de mettre un terme à la servitude postcoloniale. L’heure était venue pour l’Inde d’occuper sa juste place sur la scène internationale, comme aux débuts de l’Histoire, afin de réclamer un monde meilleur. Puis d’aider à en faire une réalité.
Encore fallait-il savoir si une telle posture deviendrait la politique officielle du pays ou si elle resterait l’apanage de cette faction radicale. De l’avis de certains, cela dépendrait de la volonté du nouveau gouvernement indien de faire siennes les menaces de cette « faction Kali », voire de les mettre en œuvre. Déclarer une guerre économique à l’époque d’Internet, du village planétaire, des drones, à l’époque de la biologie de synthèse et des pandémies artificielles. Rien à voir avec les conflits d’autrefois. Mais le résultat pouvait s’avérer tout aussi violent. En réalité, même si seule la faction Kali s’y lançait, cela pouvait vite s’avérer très violent.
D’autant que tout le monde était capable de jouer à ce petit jeu. Il ne s’agissait pas que des cent quatre-vingt-quinze nations signataires de l’accord de Paris, mais aussi de toute une gamme d’acteurs privés, jusqu’au simple citoyen.
Ainsi débuta une période troublée.
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L’article 14 de l’accord de Paris, régi par la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, prévoit un point régulier sur les émissions de carbone des États signataires, ce qui revient à calculer la quantité totale de carbone émise dans le monde l’année en question. Le premier « bilan mondial » était prévu en 2023, suivi d’autres tous les cinq ans.
Ce premier bilan se déroula fort mal. Les rapports, incohérents et incomplets, permirent néanmoins de constater que les émissions de carbone demeuraient largement supérieures aux promesses faites par l’ensemble des Parties à l’accord, malgré le plongeon de 2020. De rares nations respectaient leurs engagements chiffrés, pourtant pas fixés bien haut. Conscients du problème dès avant le bilan de 2023, cent huit pays avaient accru leurs promesses, mais il s’agissait de petits États responsables au total d’environ quinze pour cent des émissions.
L’année suivante, lors de la COP – la Conférence des Parties -, une poignée de délégations signalèrent que l’accord, dans son article 16, disposition 4, spécifiait que la COP pouvait prendre « les décisions nécessaires pour en promouvoir la mise en œuvre effective », notamment par la création des « organes subsidiaires jugés nécessaires ». Ces délégations prirent pour exemple l’article 18, disposition 1, qui créait explicitement deux de ces organes. Lesquels étaient jusqu’à présent considérés comme de simples comités se réunissant durant la COP annuelle. Mais elles arguèrent que, vu l’échec flagrant mis en lumière par le bilan mondial, il fallait créer un nouvel organe investi de missions permanentes et doté des ressources pour les mener à bien.
Ainsi, lors de la COP29 tenue à Bogota, en Colombie, les Parties actèrent la création d’un nouvel « organe subsidiaire jugé nécessaire à la mise en œuvre du présent Accord » sur la base des articles 16 et 18, financé comme prévu à l’article 8 par le Mécanisme international de Varsovie relatif aux pertes et préjudices liés aux incidences des changements climatiques. La résolution fut approuvée sous la forme suivante :
« Il est décidé, par la vingt-neuvième Conférence des Parties signataires de l’accord de Paris, de la création d’un organe subsidiaire chargé de travailler avec le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, avec toutes les agences des Nations unies et tous les gouvernements signataires de l’accord de Paris, afin de plaider la cause des générations futures de citoyens du monde dont les droits, tels que définis par la Déclaration universelle des droits de l’homme, sont aussi valables que les nôtres. De plus, ce nouvel organe est chargé de défendre toutes les créatures vivantes présentes et à venir qui sont dans l’incapacité de s’exprimer par elles-mêmes, en promouvant leur statut légal et leur protection physique. »
Un journaliste crut bon de surnommer cette agence « le ministère du Futur », une expression qui se répandit comme une traînée de poudre au point de devenir l’appellation usuelle de ladite agence. Elle s’installa en Suisse, à Zurich, au mois de janvier 2025.
Peu de temps après, la grande canicule s’abattit sur l’Inde.
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RENCONTRE AVEC KIM STANLEY ROBINSON

Romancier et nouvelliste, Kim Stanley Robinson est peut-être le plus jeune de nos Grands Anciens. Son oeuvre magistrale dessine pour l'humanité à venir une carte indispensable des chemins de l'espace Rencontre avec celui qui est allé sur Mars.

Avec Kim Stanley Robinson Modération : Ugo Bellagamba
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