Ardoise,
Philippe Djian, Julliard
Cela fait quelque temps que je tourne autour de Djian. Je l'écoute et le vois à La Grande Librairie.(
François Busnel l'aime beaucoup, peut-être entre autres raisons parce que Djian s'intéresse de très près à la littérature anglo-saxonne que
Busnel met en avant.) Il y dit que la lecture vient à son heure, qu'il ne faut pas presser un enfant de lire. Il insiste sur le travail de l'écriture, et il apprécie beaucoup celui de
Christine Angot et de
Virginie Despentes. Il admire celui de
Régis Jauffret, tous auteurs qui ne m'attirent pas particulièrement. Isabelle Carré a suivi ses cours d'écriture (qui affichent complet) dans l'éblouissement et l'apprentissage du gommage de l'inutile. Je lis sur Internet qu'il se dit l'un des meilleurs stylistes français. C'est quelqu'un qui s'affirme, non sans hardiesse. Je lis sa bibliographie, je tombe sur Ardoise, subitement il me le faut, je cours à la médiathèque, il est là, je sais qu'il me comblera. Il m'a comblée.
Même s'il nourrit des craintes, est-ce que finalement je sais lire? Est-ce que je peux écrire?
Mais c'est un livre qui enthousiasme, et donne envie de lire. le bouquin terminé, j'ai cherché Brautigan, j'ai trouvé Retombées de sombrero, un livre original et poétique. Brautigan est aussi un auteur qui a fasciné
Thomas Vinau, qui en parle dans 76 clochards célestes ou presque.
Ardoise est un titre bien choisi. Djian règle sa dette à l'égard de, ou plutôt dit son infinie gratitude à, dix auteurs et sept livres et plus, qui ont changé sa vie, parce qu'il faut se limiter, et partant faire un choix, et il choisit ses lectures de jeune homme. Parmi ces dix-là, un seul est français, et c'est Céline, et le Céline de Mort à crédit, à moi aussi mon livre préféré de Céline. Au moins un point commun avec Djian. Un autre est Suisse,
Cendrars, de braise et de cendre, le globe-trotter, le poète et l'homme libre, qui transforme l'écriture de Djian, et les huit restants viennent d'Amérique, Salinger et son Attrape-Coeurs, lu en seconde et qui lui a fait découvrir ce qu'est un livre, Kerouac, Sur la route qui est un traité de savoir-vivre, de savoir comment vivre, auteur grâce à qui Djian est acceptable à ses propres yeux, Melville, Moby Dick, Miller Henry, La Crucifixion en rose,
Faulkner,
Tandis que j'agonise, et pour cet auteur, le bon artiste, c'est celui qui croit que personne n'est assez bon pour pouvoir lui donner un conseil, et je pense à
Dali qui pensait exactement la même chose,
Hemingway, Brautigan, Tokyo-Montana express, et Carver, qui est "tout ce qu['il| aime", et qui fut l'élève de John Gardner, preuve que l'écriture peut s'apprendre? Il est sûr que
Philippe Djian a lu de grands, très grands, auteurs.
Djian dit qu'un livre peut être un pur moment d'émotion qui vous élève vers les cimes. le livre vous met à genoux, vous transperce le coeur. Sinon ce n'est pas un vrai livre. C'est qu'on peut lire beaucoup et ne jamais faire cette expérience. J'ai lu beaucoup, mes yeux se sont ouverts, mon coeur a été remué, j'ai été transformée, ai-je été à genoux? Un auteur, dit Djian, n'a d'intérêt que dans la mesure où il révèle ce qu'il y a de meilleur et de plus subtil en nous. C'est pourquoi il n'y a pas de honte à dire que
Proust nous ennuie. Je dresse l'oreille, c'est vrai que je me demande ce qu'on lui trouve, à
Proust, même s'il est très drôle. Djian ne voit pas pourquoi on écrirait une histoire canonique des grands auteurs. le choc de
Nabokov, mais sa Lolita est une pure merveille, est H.G.Wells, et il n'aime pas
Cervantès. Qu'ajouter de plus? Djian donnerait mille fois
Maupassant en échange de contemporains dont le nom ne figure pas au dictionnaire des auteurs. Murakami ne le cède en rien à
Zola. Il suffit de lire Babélio pour constater la subjectivité dans la réception d'un livre.
Djian est obsédé par le style, la phrase parfaite. le style est à la fois une musique (qui est tout pour
Fred Vargas) et une manière de regarder les choses, une attitude, une façon d'être; un point de vue dans le sens où il s'agit de choisir la place, l'emplacement à partir duquel on observera le monde -d'où tu parles, toi- comme on disait en 68. C'est ce qui l'a happé dans L'Attrape-Coeurs, cette voix unique, et il va relire le livre plusieurs fois pour essayer de comprendre comment Salinger s'y était pris. Il est en seconde, il n'y a pas à tortiller, il reçoit, sans en avoir conscience, l'appel de la littérature, la bonne, qui oeuvre pour le bien d'un pays tout entier. Les voix qui l'ont fasciné l'ont conduit à l'ivresse, cet état de confusion avancée, un sentiment d'oppression, de suffocation et de brûlure, le non-retour.
Pour Djian, un écrivain est un type à qui l'on a accordé une grâce, et cette grâce est fragile, et la suite sera un dur combat pour préserver son intégrité.
A défaut d'écrire, à défaut de grâce, je m'en vais lire, encore, pour mon bonheur si je n'ai pas l'ivresse,
Les livres de ma vie, d'
Henry Miller, ou
William Saroyan, et
Sherwood Anderson, ou la nouvelle d'
Hemingway, le gagnant ne gagne rien. Moi, je gagnerai, c'est sûr. Ensuite, il faudra lire Djian. Ca me paraît logique, seulement.